Sous la direction de François-Henry Bennahmias, Audemars Piguet a franchi la barre du milliard d’euros de chiffre d’affaires. Après plus de 25 ans passés chez le fabricant de montres de luxe, dont huit en tant que PDG, il ne semble pas vouloir s’arrêter là. Nous avons rencontré cet homme au tempérament affirmé. Une interview inspirante qui nous éclaire sur l’avenir de la société.
Si Audemars Piguet est l’un des plus anciens horlogers du monde, il n’est en rien ancré dans le passé. Résolument indépendant et familial, il a prospéré grâce à l’innovation et à la création de modèles révolutionnaires comme la Royal Oak de 1972. La première montre de sport de luxe au monde reste un élément phare de son catalogue, aux côtés de sa petite sœur, la Royal Oak Offshore.
En 2019, Audemars Piguet a fait des vagues avec le lancement de la collection Code 11.59, qui comporte de nombreux nouveaux mouvements, dont le premier mouvement chronographe à remontage automatique fabriqué au sein de l’entreprise.
Véritable fil rouge, cette pensée novatrice caractérise également les nouveaux projets d’Audemars Piguet dans le domaine de l’hôtellerie. En atteste le design saisissant de l’Hôtel des Horlogers, conçu par le célèbre architecte danois Bjarke Ingels, au Brassus, village suisse qui abrite le siège de l’horloger.
Pour percer le secret de cette quête de l’innovation, nous avons rencontré François-Henry Bennahmias, PDG d’Audemars Piguet. Cet ancien joueur de golf professionnel est passé du monde du sport de haut niveau à celui du luxe. Il a rejoint Audemars Piguet en 1994 et a gravi les échelons pour prendre la tête de la société en mai 2012.
The Insider était impatient de rencontrer ce dirigeant à l’esprit dynamique et au franc-parler assumé.
The Insider (TI) : En tant que chef d’entreprise, quelle importance accordez-vous à l’anticipation ?
François-Henry Bennahmias (F-HB) : C’est drôle que vous me posiez cette question. Récemment je regardais une video de Simon Sinek, où il proposait de remplacer le titre de PDG par celui de CVO (Chief Vision Officer). Je trouve que c’est une bonne idée, car lorsque vous gérez une entreprise, vous devez être capable de diriger, bien sûr, mais vous devez aussi être capable de voir des choses que les autres ne verront pas, ou du moins de les voir avant les autres.
Pourtant, la plus grande erreur que les gens commettent aujourd’hui, à mon sens, est de se tourner vers l’avenir sans le remettre suffisamment en question. Prenons l’exemple de la numérisation. On dit que tout va devenir numérique. Eh bien, vous savez quoi ? La Covid nous a montré qu’à l’heure actuelle, les gens ne supportent pas de rester assis devant des écrans pendant des heures et des heures. Ils veulent interagir en face à face et pouvoir se parler sans avoir recours à un écran. Vous pouvez numériser le monde comme bon vous semble, mais rien ne remplacera jamais une rencontre en face à face. Ni la façon dont je peux transmettre l’émotion d’une marque comme Audemars Piguet, de sorte que vous vous disiez : « c’est une marque qui me parle ».
TI : Qu’est-ce que cela implique pour Audemars Piguet en ce qui concerne la relation avec ses clients ?
F-HB : Bien évidemment nous ne pouvons pas faire abstraction du digital, il fait partie intégrante du monde d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas la seule solution. Je ne peux pas trop m’épancher sur le sujet, mais notre objectif est de travailler très dur sur une multitude de détails qui permettront à Audemars Piguet de se distinguer de ses concurrents.
TI : Votre marque a fait beaucoup parler d’elle en s’éloignant des boutiques traditionnelles et en créant les AP HOUSE. Ce virage va-t-il perdurer ?
F-HB : Nos montres suscitent une véritable passion et il nous semblait indispensable de créer des lieux où apprécier le savoir-faire, l’exclusivité et le luxe. C’est pourquoi nous avons créé les AP House : des écrins où plonger dans notre univers sans subir la pression commerciale d’une boutique.
TI : Cela vous a-t-il permis de développer des relations plus profondes et plus significatives avec vos clients ?
F-HB : Tout à fait et je suis convaincu que c’est de cette façon que nous allons nous démarquer. Les marques de luxe se doivent d’être créatrices d’émotions. Il faut susciter l’envie d’acheter nos montres de façons subtiles et surprenantes. L’erreur commise par de nombreuses marques de mode et d’hôteliers et de vouloir standardiser l’expérience. C’est impossible, il n’y a pas de solution universelle.
C’est pourquoi nous recrutons des barmans, des serveurs, des employés d’hôtels, des personnes qui peuvent faire preuve d’amour envers le client et qui se soucient de lui, pour des postes orientés vers la clientèle. Si vous pouvez faire preuve d’amour, alors nous pouvons travailler ensemble.
TI : En parlant d’hôtel : l’Hôtel des Horlogers ouvrira ses portes l’année prochaine. Pouvez-vous nous en parler ?
F-HB : C’est à la fois un hôtel contemporain chaleureux où tous les voyageurs sont les bienvenus et une prise de position audacieuse d’un point de vue architectural. Mais nous voulons avant tout que notre hôtel soit accueillant et qu’il reflète l’état d’esprit de notre vallée, qui est un endroit merveilleux à visiter toute l’année, où vous pouvez skier en hiver et faire du VTT en été.
TI : Revenons au cœur de l’entreprise : les montres. Pouvez-vous nous parler de l’orientation future d’Audemars Piguet ?
F-HB : Je vais vous donner un mot qui définit ce sur quoi nous travaillons en ce moment : l’ergonomie. La sensation que procure une montre sur votre poignet, quelle que soit sa taille ou son épaisseur. Vous seriez étonné, et même stupéfait, de voir à quel point de minuscules détails peuvent modifier l’ergonomie d’une montre. C’est justement toute la beauté de l’horlogerie : derrière cette perfection d’apparence si simple, il y a des années et des années de travail. Le simple fait de modifier l’angle des cornes de deux ou trois degrés peut parfois prendre de neuf mois à un an.
TI : Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour vos montres ?
F-HB : Nous changeons la façon dont nous assemblons les mécanismes. Nous travaillons aujourd’hui sur des conceptions robustes, pour que les montres résistent à l’usure, quoi que vous fassiez avec elles. Quand on dit « robuste », on pense naturellement à quelque chose de gros et d’épais. Mais nous voulons des produits robustes et minces, voire incurvés !
Audemars Piguet va présenter de nombreuses innovations incroyables au cours des deux ou trois prochaines années. Par exemple, nous lancerons en 2023 une collection sur laquelle nous travaillons déjà depuis cinq ans…
TI : Si l’innovation vous anime, surveillez-vous également les marchés d’occasion et les ventes aux enchères de montres de collection ?
F-HB : Nous surveillons tout, tous les jours. Je dois dire que les prix actuels sont vraiment surprenants et je me demande où cela va s’arrêter. En même temps, c’est le reflet de la marque, et il est indispensable pour une entreprise horlogère de surveiller ces marchés avec attention.
Nous allons nous pencher davantage sur le marché de l’occasion, et nous avons déjà commencé. Plus vous améliorez la qualité, l’innovation et les quantités de vos nouvelles collections, plus vous contribuez au marché de l’occasion et de la collection.
TI : Vous venez de parler de « quantités », selon vous est-ce un facteur important ?
F-HB : Absolument ! La plus grande erreur de l’industrie horlogère de luxe au cours des dix dernières années a été de fabriquer trop de montres.
Si nous commercialisons une montre et qu’elle est vraiment sensationnelle, je suis sûr que nous pouvons en vendre un millier. Mais si nous n’en fabriquons que 300, nous créons de l’attrait. Le luxe consiste à maintenir la tension entre l’offre et la demande. Si vous êtes indépendant, vous pouvez le faire ; mais si vous êtes une entreprise publique, c’est une autre histoire.
TI : Enfin, et surtout, vous êtes le précurseur d’une initiative unique de développement des talents avec votre programme « padawan ». Pouvez-vous nous parler de cette initiative et de son fonctionnement ?
F-HB : Quand les gens regardent les dirigeants et les PDG, ils ne voient généralement que la « vitrine ». Ils ne savent pas ce qui se passe dans les coulisses… Alors, j’ai décidé de prendre six jeunes talents d’Audemars Piguet et de les faire travailler avec moi en permanence pour qu’ils puissent comprendre ce que signifie diriger une entreprise.
À cause de la Covid nous nous sommes moins vus, c’est pourquoi cette première promotion de padawans va rester avec moi deux années au lieu d’une, puis ils laisseront la place aux suivants. J’aime pouvoir tout partager avec eux, mon objectif est de pouvoir dire « vous deviendrez de meilleurs dirigeants parce que vous avez connu ceci ».
TI : Etant donné leur proximité avec le cœur de l’entreprise, j’imagine qu’ils ont donné lieu à des discussions animées au sein de votre équipe dirigeante ?
F-HB : Eh bien, je dirais simplement que je n’ai jamais vu quelqu’un quitter une réunion en disant : « Je ne comprends pas vraiment ce que François voulait dire ! »
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Crédits :
Hôtel des Horlogers avec l’aimable autorisation de BIG Bjarke Ingels Group.
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