Stéphane Décotterd nous conte les richesses de ce terroir suisse qui l’inspire tant. Un environnement qui regorge de secrets et de particularités qu’il a su apprivoiser et sublimer. Un échange enrichissant au fil duquel s’esquisse les contours de la haute gastronomie d’aujourd’hui.
The Insider (TI) : Un an d’ouverture et déjà une étoile au Guide Michelin ?
Stéphane Décotterd (SD) : En effet ! Je suis très content de rentrer dans le Guide Michelin dès le départ. C’est une très belle reconnaissance pour les équipes, celles du restaurant et du bistrot. Bien évidemment le Guide Michelin & le Gault & Millau restent des références, donc c’est une belle reconnaissance. Une fois que l’on est référencé dans le Michelin étoilé, le restaurant se retrouve sur la carte du monde, notamment grâce à l’application Michelin.
TI : Selon vous, quelle est la recette du succès ?
SD : Nous étions installés depuis 11 ans au Pont de Brent, avec 2 étoiles au Michelin et 18 points au Gault & Millau, donc nous avions déjà des bases solides. Notre équipe était déjà constituée et nous avons transposé ce que nous faisions au Pont de Brent ici en doublant les équipes. Deux restaurants, plus de moyens et des équipes plus importantes qui permettent de soigner les détails. Ce qui change aussi, c’est le soutien de Glion au niveau administratif, RH, comptabilité, communication et marketing. Cela nous permet de nous recentrer sur nos métiers et d’avoir une vision à plus long terme sur la construction de la maison et du restaurant. Cette nouvelle organisation nous apporte plus de sérénité et d’énergie. Mais attention 1 an c’est très jeune, donc nous sommes seulement au début de l’histoire. Nous sommes très loin d’avoir l’impression d’être arrivé.
TI : L’atmosphère de Glion a-t-elle inspiré la façon dont vous avez créé la carte ?
SD : Indéniablement ! Ce nid d’aigle qui surplombe Montreux, le Lac Léman et les montagnes, c’est un décor incroyable. Déjà pour le client, il y a une évidence avec la cuisine que l’on propose. Déguster des poissons du lac et des herbes de montagne face au Lac Léman et aux sommets, c’est magique ! Quand on parle de créer une gastronomie en adéquation avec l’endroit on est en plein dedans. La salle de restaurant est classée, elle est magnifique ! À l’intérieur, ses boiseries et ses moulures vous transportent. Il est certain que le côté historique de l’endroit apporte beaucoup à la magie du lieu.
Le champ des possibles
D’autre part, le fait d’être dans cette institution, nous ouvre à une clientèle beaucoup plus internationale et plus jeune. Cela nous procure une ouverture sur le monde qui est assez incroyable et à laquelle nous ne nous attendions pas forcément. Avoir des échanges et partager des moments avec les étudiants qui proviennent des 4 coins du monde. Cela nous procure une ouverture d’esprit qui n’est pas quantifiable mais qui apporte beaucoup de fraîcheur et d’ouverture. Car les étudiants sont aussi avec nous en cuisine. Toutes les semaines nous avons 4 nouveaux jeunes qui nous rejoignent en cuisine. Ils nous apportent beaucoup de spontanéité et de fraîcheur alors qu’une brigade normalement c’est un huis clos. Leur présence a un aspect vraiment positif. Ces jeunes ont eu la chance de voyager, ils ont les codes du luxe et de la gastronomie. Les échanges avec eux sont très intéressants. C’est la clientèle de demain et surtout ce sont les managers de demain. Pouvoir partager, cette philosophie autour des produits locaux, leur faire comprendre que le luxe et la gastronomie, ce n’est pas que le homard, le foie gras et la truffe. Mais que ce sont aussi des ingrédients rares qu’on ne trouve qu’à un endroit à un moment de l’année. Si nous pouvons leur inculquer ça, alors on formera des leaders engagés. Il faut préserver et protéger la diversité des cuisines du monde.
TI : Vous êtes né à Bulle, le Pont de Brent était à Montreux et vous voilà à Glion. Le moins que l’on puisse dire c’est que vous êtes très attaché à la région ?
SD : J’ai tout de même travaillé 3 ans à Québec ! Mais il est vrai que cette région, ce sont mes racines. C’est une région très riche située au centre de l’Europe. Les influences sont multiples, la France est à 15 minutes, l’Italie du Nord est à 1h, la Suisse alémanique c’est encore une autre culture. Nous sommes dans un pays qui compte 4 langues nationales et 4 cultures. C’est une région centrale au cœur de l’Europe. Nous sommes très ouverts sur le monde, particulièrement Montreux avec ses nombreux événements culturels. Ce terroir est extraordinairement riche entre le Lac, les Alpes, le plateau, la région de Fribourg, l’agriculture, le fromage… Ce terroir mérite d’être mis en avant et découvert. Notre gastronomie a longtemps été calquée sur notre voisin français, mais si on se penche sur ce qui fait la richesse de notre région, on peut faire des choses extraordinaires. Donc, il y a un petit côté Home sweet home, mais sans chauvinisme. C’est un endroit dans lequel je me sens bien et je prends un réel plaisir à m’exprimer avec ce terroir.
TI : Comment définir la cuisine de votre terroir ?
SD : On parle beaucoup de la cuisine Alpine. Il est vrai que nous avons le même terroir que sur Annecy ou Megève. Mais ce qui est caractéristique de notre région, ce sont les poissons du Lac. Depuis quelques années ils sont remis à la mode comme la Féra ou l’Omble Chevalier. Ce qui est caractéristique aussi, c’est le côté montagne et les herbes sauvages. Et puis les produits laitiers sont tout de même indissociables de la Suisse et de nos régions. Il y a un vrai cercle vertueux. Cette région valorise l’élevage animal de qualité, on y produit du lait, du fromage. Ces agriculteurs entretiennent le paysage et les bêtes aussi. Une cuisine totalement vegan ici n’aurait pas vraiment de sens et ne serait pas représentative de l’endroit. L’élevage fait partie de l’ADN de notre région. Je suis totalement conscient, qu’il faut tendre vers moins de protéines animales et qu’il est essentiel de privilégier la qualité.
Notre réflexion va donc au-delà de l’assiette, elle concerne le bien-être des producteurs, des collaborateurs et aussi des clients en réfléchissant par exemple à une cuisine plus digeste et moins grasse. Selon moi, l’approche réfléchie doit être à 360° sur notre façon d’appréhender notre métier.
TI : Engagé pour une cuisine locale, une cuisine responsable et réfléchie ? Ça veut dire quoi ?
SD : Tout d’abord cela signifie avoir un ancrage local en soutenant les micros producteurs. Des familles d’agriculteurs qui font des petites quantités, qui produisent en accord avec le rythme de la nature. Au-delà de se fournir chez eux, c’est leur permettre de continuer à produire et surtout à exister. C’est le côté responsable. C’est également se servir de cette médiatisation que nous avons en tant que chef et l’utiliser à bon escient. Utiliser ce droit de parole pour faire passer des messages. Enfin, c’est aussi avoir une éthique par rapport à ses collaborateurs. Nous constatons qu’il y a de grandes difficultés à recruter et donc nous devons nous réinventer et proposer un univers de travail qui correspond à la génération actuelle. Avoir du plaisir au travail et pouvoir avoir une vie à côté, c’est essentiel. Avoir plus de vacances dans l’année, avoir des roulements ou une semaine par mois les équipes ne travaillent pas le soir.
Notre réflexion va donc au-delà de l’assiette, elle concerne le bien-être des producteurs, des collaborateurs et aussi des clients en réfléchissant par exemple à une cuisine plus digeste et moins grasse. Selon moi, l’approche réfléchie doit être à 360° sur notre façon d’appréhender notre métier.
TI : Vos collaborateurs et vos fournisseurs sont-ils aussi des sources d’inspirations ?
SD : Oui, bien sûr ! Au niveau des collaborateurs, c’est certain. La création de nouveaux plats, c’est principalement moi qui m’en occupe. Mais dès qu’on fait le premier essai d’un plat tout le monde goûte et donne son avis. Quant aux fournisseurs et aux producteurs, ils me font découvrir beaucoup de choses. Des herbes, comme par exemple la racine d’Impératoire que l’on cueille jusque fin octobre. C’est une racine assez amère, que ma cueilleuse m’a fait découvrir. Il nous a fallu des mois pour trouver le bon dosage et comprendre comment l’utiliser. D’autre part, il y a beaucoup d’agriculteurs qui essayent de planter telles baies ou plantes pour savoir ce que j’en pense. En mettant de côté les incontournables du luxe, on s’ouvre à énormément de possibilités et on découvre le monde qui nous entoure. Écouter ces personnes c’est découvrir un nouveau monde !
TI : Paraît-il que vous aimez arpenter les montagnes à la recherche d’herbes sauvages ?
SD : Oui c’est vrai, encore plus durant l’été car il y a beaucoup d’herbes fraîches. Alors on les stocke pour l’hiver sous forme de sirop. On peut les congeler sans problème car ce sont des plantes qui congèlent naturellement dans la nature. Anne Marie ma cueilleuse d’herbes attitrée en cueille toutes les semaines. Quant à moi je cueille plus pour mon plaisir. C’est un moment d’inspiration où je suis loin du tumulte du restaurant et des cuisines. Je me retrouve seul pendant une heure en pleine nature. Ces contacts avec la nature me font du bien, j’en ai besoin pour fonctionner.
TI : Avez-vous toujours travaillé les herbes ou est-ce seulement depuis votre nouvelle approche de la cuisine ?
SD : En fait, j’ai eu une sorte de révélation ! Pendant 25 ans, j’ai cuisiné avec des épices du monde entier et tout d’un coup, je me suis rendu compte qu’autour de nous il y avait des goûts, des herbes et des parfums étonnants. C’est un savoir-faire qu’on avait il y a une dizaine d’années et qui a disparu avec l’ouverture que nous avons eu sur le monde et les épices. Ces saveurs étaient synonymes de pauvreté et maintenant on les redécouvre. Il y a un vrai engouement et on se rend compte de leur richesse. C’est Anne-Marie Maillard, une grande cueilleuse, qui m’a ouvert aux herbes, plantes et racines de notre région. Grâce à elle, j’ai découvert un nouveau monde et j’apprends tous les jours. Depuis elle est ma cueilleuse attitrée. On ne peut pas être plus dans le goût de l’endroit qu’en cuisinant ces herbes et ces racines sauvages. Alors petit à petit j’ai appris à cuisiner avec ces nouveaux ingrédients. Au début c’était assez difficile et puis de la petite salade d’herbes sauvages, les herbes ont pris de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir les ingrédients phares de certaines recettes.
TI : Aujourd’hui ce qui est luxueux est-il ce qui est très local ?
SD : Oui tout à fait. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas être si négatif. Voyons le verre à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide. Nous sommes dans une époque de changement positif. Jamais dans l’histoire de l’humanité on s’est autant soucié de l’impact de notre alimentation sur notre environnement ou sur notre santé. Pour les jeunes, nous sommes très certainement à un moment de bascule, ils ont, et nous avons tous, le pouvoir de faire changer les choses. Malheureusement, l’industrie agro-alimentaire a observé nos désirs de changements. Profitons de cette fenêtre pour faire passer les bons messages car nous sommes à un moment charnière.
TI : La transmission de la curiosité et du goût des bonnes choses est-elle votre mission ?
SD : Mission ? Le terme est un peu fort ! Nous ne sommes que chef, mais nous sommes bien placés pour faire passer le message. Les clients le comprennent quand ils viennent découvrir notre cuisine. On peut passer un grand moment gustatif sans les marqueurs classiques du luxe gastronomique. À chacun de trouver sa voie avec sa propre cuisine et ce qui lui correspond.
Tout est possible et il faut se faire plaisir et ne pas oublier que notre métier c’est faire plaisir. On a tendance à l’oublier aujourd’hui. En effet, les concours culinaires que l’on voit à la télé, véhiculent surtout les valeurs d’excellence et de performance… Les gens viennent chercher des moments de partage avant tout. Ce qui est essentiel, c’est la notion de partage et de faire en sorte que lorsqu’ils arrivent chez nous, ils se trouvent dans une bulle hors du temps. Il faut faire passer ce message aux jeunes. La base de notre métier c’est de recevoir et partager. On ne l’oublie pas quand on invite du monde chez soi, ça doit être la même philosophie quand on le fait de façon professionnelle.